samedi 13 juillet 2013

A la recherche de l'oubli

Cet article est un peu différent de ceux que j'écris d'habitude, parce que j'ai cherché à adopter un style particulier, à expérimenter. Je ne sais pas si c'est réussi, ou si mes longues phrases vous paraîtront insupportables, mais j'ai voulu, dans cet article, évoquer le thème de la lecture tout en parlant de mon coup de foudre pour Proust - en m'inspirant un peu de son style, même si je ne risque pas de l'égaler un jour. Encore une fois, je m'excuse pour la longueur de l'article, mais je ne pouvais pas le raccourcir plus.

C'était une nuit chaude, quelques jours avant les résultats du bac, une de ces nuits durant lesquelles, malgré l'heure tardive, l'esprit est incapable de se fatiguer assez pour se laisser entraîner par ces pensées absurdes et dépourvues de sens, celles qui visitent la conscience avant qu'elle ne se fasse définitivement enlever par le sommeil. Je ne parvenais pas à m'endormir et c'est avec agacement que je remuais dans mon lit, encore et encore, changeant constamment et brusquement de position. Allongée sur le côté gauche, tout à coup je faisais un petit bond et je me retrouvais sur le côté droit, avant de bouger de nouveau pour soulager mes muscles déjà douloureux. Alors j'ai craqué et j'ai rallumé ma lampe, désespérée en constatant à quel point, malgré l'heure tardive, mes yeux refusaient de s'alourdir de fatigue. Cela n'était sans doute pas raisonnable de me relever à 1h45, mais n'étant pas quelqu'un de patient, il fallait je trouve de quoi m'occuper jusqu'à ce qu'enfin la fatigue me pousse à me glisser de nouveau sous mes draps et à m'abandonner au sommeil. Je n'avais pas le courage de me plonger dans les misérables, pour un roman aussi dense je préférais m'y perdre plus longtemps qu'une trentaine de minutes sans quoi l'ennui accompagnerait cette impression de ne pas avancer dans l'intrigue, alors j'ai quitté mon lit et j'ai observé ma bibliothèque, à la recherche du livre qui conviendrait à l'ambiance calme et paisible de la nuit. Mes yeux ont balayé plusieurs fois les étagères, je caressais du regard chacun des ouvrages en m'attardant sur le titre, la couverture, en contemplant le livre qui n'allait finalement pas être ouvert. Mon attention a été attirée par le roman de Proust, Du côté de chez Swann, et tout à coup, j'ai su. J'ai su que c'était exactement ce dont j'avais besoin cette nuit-là avant de m'endormir.

J'ai repensé à Proust et tout à coup des souvenirs me sont revenus, des sensations puissantes m'ont enveloppée et ont ramené à moi les émotions qui m'avaient visitée autrefois à la lecture des premières pages de Combray. J'avais honteusement mis son roman de côté l'année passée, alors qu'ayant clamé haut et fort que le style de Proust était merveilleux, toute envie de lire m'avait quittée, remplacée par celle, plus addictive encore, d'allumer mon ordinateur et de me perdre dans les méandres du net. C'est là l'un des grands paradoxes de mon existence : je reconnais qu'une activité - la lecture de Combray - est belle et apaisante, et pourtant je ne parviens pas à me résoudre à ouvrir le livre pour profiter des merveilleuses pages qu'il m'offrira, comme si la passion pour la lecture ne survenait que lorsque ces heures passées à lire étaient révolues et que, devant mon écran, je me souvenais avec un petit sourire flottant au coin des lèvres à quel point cette activité pouvait être agréable. Seulement ce souvenir du ressenti ne me conduit que rarement au désir véritable d'éteindre mon ordinateur et de me saisir enfin de mon livre, il se contente de me faire savourer ces moments par l'anticipation de sensations que je ne ressentirai finalement pas, ou plus tard que prévu, l'envie de me balader encore sur internet étant plus grande que celle d'aller lire.

Mais il n'y a en fait rien de si étonnant dans ce comportement, il est provoqué par deux attitudes contradictoires qui me caractérisent à la lecture d'un livre. D'un côté, mon esprit se laisse bercer par le style de Proust, qui non seulement réveille mes émotions mais aussi leur donne une forme et un sens en leur permettant de créer un ressenti homogène dirigé vers un objet, le roman que je lis. Il arrive à canaliser la foule d'émotions hétérogènes que j'éprouve habituellement et à l'utiliser pour me faire ressentir chaque petit détail de l'histoire. Tout à coup, l'émotion n'est plus ce sentiment inconnu qui vient me bouleverser sans cause apparente, mais elle est ce qui me permet de m'imprégner du style du roman et de ne faire plus qu'un avec lui.

De l'autre, mon esprit ne parvient pas à se déconnecter du monde extérieur. Les pensées, confuses, ne cessent de s'écouler, elles se bousculent, se chevauchent, perturbent mon avancée dans le roman et transforment cette route rectiligne censée me conduire jusqu'à la fin du roman en un chemin sinueux où atteindre le bout ne me semble plus n'être que le fruit d'une balade paisible mais d'un long et pénible effort où je dois lutter pour ne pas me perdre parmi les obstacles que créent ma pensée dissipée. Prépa, bac, philosophie, progresser, vacances, prépa. Une partie de mon esprit lutte pour que les pages que je tourne absorbent complètement ma conscience, jusqu'à me permettre de m'oublier moi-même, mais ce simple désir de lutter, déjà, me ramène à la réalité. "Je dois me concentrer". Mais mon attention est, sous l'effet même de cette pensée, détournée du roman dans lequel j'essaie de me plonger. C'est un cercle vicieux où la peur de ne pas me concentrer est la cause et la conséquence de mon manque d'attention. Et, quand ce ne sont pas des pensées extérieures qui m'empêchent de profiter de ma lecture, c'est du livre lui-même que proviennent mes difficultés à me concentrer. "Tiens, ce que le narrateur raconte me rappelle... Me donne envie de..." Et voilà comment de nouveau l'esprit est détourné du roman, comment je me surprends une nouvelle fois à rêvasser, sans même que je ne me sois rendue compte que depuis quelques minutes aucune histoire ne se déroule plus dans mon imagination. Alors, désespérée par cette absence de concentration, désespérée en constatant à quel point mon nombre de pages lues en une heure est si ridicule, je finis, tout simplement, par fuir le livre et m'installer devant mon écran.

Cette nuit-là, j'ai me suis donc plongée dans le roman de Proust, que je n'avais pas ouvert depuis des mois, et la magie a opéré. "Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait". J'ai relu ces premières lignes, et déjà je me suis sentie éblouie par son style. Alors même que ce qu'il racontait était anodin, toute ma sensibilité a été touchée par ces quelques lignes, et par celles qui ont suivi. Dans son roman, Proust décrit cette foule de sensations que nous ressentons quotidiennement, sans que nous ne parvenions à mettre des mots sur les mouvements de notre âme, sur ces ressentis qui ne nous apparaissent que comme un mélange d'émotions confuses que la raison est incapable d'ordonner, d'analyser, d'apprivoiser. Il nous dévoile des sensations dont nous pourrions avoir honte tant leur cause peut nous paraître ridicule, et qui tout à coup nous semblent légitimes et compréhensibles. Il y a tant de vérité, tant de sensibilité dans ses mots que j'en reste bouche bée : c'est ça, Proust a atteint la sensation, il l'a saisie, décortiquée, recréée à l'aide de longues phrases dont le rythme illustre la sensation avec une telle justesse et une telle beauté que je ne remarque même plus que certaines de ses phrases s'étendent sur de nombreuses lignes.

Proust est connu pour sa complexité et ses longues phrases, et pourtant je ne vois dans son style que la beauté de ses mots, de ses phrases, des ambiances qu'il retranscrit. Il nous aide à mieux comprendre ces sensations que nous sommes nombreux à partager en les décortiquant minutieusement, mais en plus il leur donne une épaisseur nouvelle, cette épaisseur propre au roman qui le rend plus vivant encore. Aucun écrivain ne m'a plus émerveillée que lui, aucun écrivain n'a été capable, en plus de me détendre grâce à ses mots, de m'aider à rendre plus claires et précises mes introspections, et de changer la perception que j'ai de mes émotions. Il me soulage quotidiennement car il me permet  d'échanger mes ressentis confus et inexplicables contre des émotions claires et ordonnées et, en comprenant celles du narrateur, je comprends mieux les miennes. Proust, en plus de m'émerveiller, m'aide à vivre. Alors cette nuit-là, peu de temps avant les résultats du bac, alors que je ne cherchais qu'un moyen de passer le temps, en l'espace de quelques lignes, de quelques pages, la magie a opéré : plongée dans le roman de Proust, je me suis oubliée.

8 commentaires:

  1. Je ne comprends pas comment tu peux à la fois conclure que la lecture de Proust te permet
    - de mieux comprendre tes émotions ("Il me soulage quotidiennement car il me permet d'échanger mes ressentis confus et inexplicables contre des émotions claires et ordonnées et, en comprenant celles du narrateur, je comprends mieux les miennes."), c'est-à-dire d'être connectée à ton intériorité, et de réfléchir sur toi d'une manière très fine (c'est la littérature)
    - et de t'oublier ("en l'espace de quelques lignes, de quelques pages, la magie a opéré : plongée dans le roman de Proust, je me suis oubliée."), ce qui est l'inverse (en tout cas pour moi)

    Peut-être n'ai-je pas compris ce que tu voulais dire ?

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    1. Disons que parfois quand je lis je réussis à être complètement plongée dans le livre, mais c'est après avoir lu que je me rends compte que j'y vois plus clair quand j'essaie d'analyser mes propres émotions, que les mécanismes qui me font ressentir telle ou telle chose me paraissent moins obscurs. Après, c'est vrai que je ne m'oublie pas toujours et que parfois, après avoir lu un beau passage, j'y repense quelques instants en essayant de le mettre en lien avec ce que je ressens moi-même. Je m'oublie (mais pas toujours) pendant le passage, et j'y repense après (quitte à relire certains extraits sans cette fois être vraiment plongée dans le roman). Mais tu as raison de me faire remarquer cette contradiction, je n'ai peut-être pas encore très bien réussi à analyser tout ce que je ressentais.

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    2. D'accord. Mais c'est normal, la lecture est un état complexe ! Il faudrait des livres entiers pour la théoriser.

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    3. C'est vrai ! Tu as lu quelques livres à ce sujet ?

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  2. Aaaah, alors tu fais partie du club des amoureux de Marcel toi aussi. On pourrait écrire au moins autant de pages que celles qui composent la Recherche pour tenter de décrire le tremblement de terre fabuleux qui se produit en nous lorsqu'on lit Proust. Beaucoup de gens n'aiment pas son style, pas plus tard qu'il y a quelques semaines, j'étais - légèrement éméchée je ne te le cache pas - dans un bar et je me suis disputée avec un type qui disait que Proust produisait la littérature la plus auto-centrée qui soit, alors qu'à mon sens c'est tout le contraire, parce-que s'il s'agit effectivement d'une histoire très personnelle, largement inspirée du vécu de l'écrivain, c'est mystérieusement de là que jaillit l'universel, le fait qu'on s'y reconnaisse tous, comme tu l'as dit. Et les mots, mon dieu, quel usage magique des mots, quelle justesse perfectionniste mêlée d'une fantaisie si poétique et farfelue... Merci pour ton article, c'est bien de rappeler aux gens que la Recherche fait partie de ces lectures qui changent la vie.

    Ps : pas touche, c'est mon keum.

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    1. "Le tremblement de terre fabuleux qui se produit en nous lorsqu'on lit Proust" Cette phrase décrit à merveille ce qu'on ressent. A la remarque : il produit de la littérature auto-centrée, on pourrait répondre : et alors ? Ce n'est pas un argument, d'ailleurs. Qui a dit que la littérature ne devait pas être auto-centrée ? Pour moi la littérature est utile pour émerveiller (Proust le fait), faire réfléchir (idem), faire plaisir à l'auteur qui l'écrit, au lecteur qui le lit. Si ces quelques critères (et d'autres) sont réunis, dire que c'est trop auto-centré, et que c'est un problème, ce n'est qu'un moyen de descendre l'auteur sans vrais arguments à l'appui.
      S'appuyer sur son expérience ne l'empêche pas d'écrire des choses merveilleuses, et comme tu dis, qui peuvent être universelles.

      Sinon, j'avais déjà lu une partie du livre "Sur la lecture" il faudra que je le termine parce que c'est vrai qu'il est intéressant. Merci pour ce commentaire, j'aime énormément la façon dont tu décris le style de Proust ! Bonnes vacances à toi aussi !

      Ps : pas de problème, je te le laisse, mon cœur appartient déjà à Camus.

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  3. Ah, et en ce qui concerne les livres qui parlent de la lecture, il y a justement un très beau texte de Proust intitulé "Sur la lecture" que je te conseille vivement ! Bisous, passe de bonnes vacances :)

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  4. Tout simplement, j'aime beaucoup ce nouveau style que tu as tenté d'adopter, c'est très réussi!
    Je n'ai jamais rien lu de Proust mais l'envie ne m'en manque pas. Je me ds tout le temps "j'aurai le temps après", m'enfin bon le "après" c'est (normalement) la prépa alors ... ça s'arrange pas :)
    Je comprends ce que tu veux dire avec ton "je m'oublie" - tu te débarrasses de tes préoccupations quotidiennes, de tes inquiétudes, de tes remords ...
    A quand un aussi bel article ?

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